La psychiatric française vue d'Amériqueby Gérard V. Sunnen, M.D. En relevant le nombre croissant de congrès, de colloques et d'organismes psychiatriques internationaux, plusieurs questions peuvent se poser, dont celle-ci : la prise de conscience psychiatrique devient-elle planétaire? Se développe-t-il de par le monde une perception de plus en plus fine des problèmes psychiatriques nationaux? Sommes-nous témoins d'une psychiatrie qui deviendrait inéluctablement plus ouverte et universelle? L'évolution humaine se dote-t-elle d'une « empathie » globale ascendante? Au cours du 20° siècle, cette science de l'esprit a défini son image et a oeuvré pour son indépendance en tant que discipline unique. Tout en s'autonomisant, elle a parallèlement établi des filiations étroites avec les autres domaines des sciences médicales et des sciences humaines. L'espace séparant la psyché de ses connexions physiques a connu, durant les dernières décennies, une réduction conceptuelle marquée par une des questions scientifiques les plus brûlantes de notre siècle : quels sont les liens qui rattachent le monde physique et l'esprit humain? D'un système de référence anatomique, puis physiologique, cet espace se veut pharmacologique, et maintenant moléculaire et génétique : nul doute que la psychiatrie va se lancer tous azimuts dans son élucidation. Certains domaines du champ psychiatrique veulent se déployer au-delà de leurs limites régionales et culturelles afin d'assumer une existence pratiquement universelle. C'est dans les espaces reliant biologie et esprit que la psychiatrie, au niveau international, va trouver son langage le plus unanime. Une découverte psychopharmacologique rencontre un impact inégal dans un continent et dans un autre. La psychobiologie assure une fonction primordiale, en facilitant une psychiatrie sans frontières. Dans ce sens, la psychiatrie devient plus humaniste. A la psychiatrie biologique se juxtapose l'essor d'une science recherchant règles et principes psychodynamiques pour pénétrer les lois fondamentales des mécanismes psychologiques, et étudiant ces principes, d'abord au plan individuel, puis au plan psychosocial et socioculturel. Dans une société sujette au brassage croissant de ses divers composants, elle vise à élaborer une compréhension des problèmes soulevés par les grands mouvements et les conflits sociaux. On a pu remarquer au cours des trois dernières décennies l'apparition d'un intérêt marqué pour les syndromes articulés à leur culture contextuelle, et le DSM-IV ainsi que l'ICD-10, pour la première fois, incluent quelques vingt cinq afflictions, tels que le koro, le latah et l'amok (1, 8, 11, 16). Vraisemblablement, ces syndromes expriment des pathologies évidentes, mais cette sensibilisation témoigne d'une prise de conscience nouvelle pour la compréhension des relations subtiles entre psychiatrie et société (10). Afin d'explorer ces questions, prenons l'exemple des rapports reliant la psychiatrie française et la psychiatrie nord-américaine. Bien que ces deux psychiatries aient répondu aux mêmes pulsions (le désir le conceptualiser et de soigner les maladies mentales), nous avons l'impression, grandement justifiée, que leur démarche respective sous-tend des divergences appréciables. Comment expliquer ces écarts à la lumière de leur origines communes, de l'entrelacs de leur histoire et de leurs échanges intensifs? Du point de vue du psychiatre américain, la France se distingue par l'acuité de son regard envers la condition psychiatrique humaine, surtout dans le domaine des droits de l'homme. La libération des patients de leurs chaînes est l'image légendaire la plus forte représentant la psychiatrie française. Aux découvertes psychopharmacologiques françaises qui ont propulsé cette science à la place importante qu'elle occupe de nos jours, s'ajoutent les contributions novatrices françaises apportées au développement des sciences psychanalytiques. Pour mieux comprendre ces divergences, examinons les grandes lignes du développement de la psychiatrie américaine. Inspirés par le mouvement de réforme européen, des petits hôpitaux privés ont été créés au début du 18° siècle, fondés sur les promesses du traitement moral qui préconisait un environnement de repos, souvent bucolique, des contacts humains avec le personnel soignant, et une éducation moraliste. Développées par le Quaker anglais William Tuke, ces petites institutions soignaient de vingt à cent malades et disaient obtenir des succès thérapeutiques importants dont le principal critère était le retour au giron familial (17). Comme effet de la croissance démographique urbaine, Benjamin Franklin écrivait en 1751 qu'on constatait à Philadelphie l'augmentation constante de personnes à l'esprit troublé et privées de leurs facultés en. A la suite d'une pétition déposée devant l'assemblée provinciale, le premier hôpital américain (Pennsylvania Hospital) réserva un de ses pavillons aux malades mentaux ; puis en 1793, le premier asile psychiatrique public fut créé à Williamburg, dans la riche colonie virginienne. Ce mouvement psychiatrique humaniste n'a pas pu résister à l'immigration croissante, qui a atteint son apogée au cours des deux premières décennies du 20° siècle, ni à l'industrialisation, ni à l'urbanisation et à l'affaiblissement des liens communautaires. Le nombre de criminels et de vagabonds dépassa le seuil de tolérance du puritanisme ambiant. Nombreux furent les patients qui, en conséquence, furent mis en prison. Après la Révolution, le dixième amendement de la nouvelle Constitution, en soulignant la séparation entre gouvernement fédéral et étatique, donna à chaque Etat la responsabilité totale des soins médicaux apportés aux citoyens. De plus en plus souvent mis à l'épreuve par les difficultés des troubles mentaux et leurs séquelles sociales, ils entreprirent la construction d'établissements psychiatriques et, en 1865 après la guerre civile, chaque Etat de l'Union (sauf deux) s'était doté d'au moins un grand asile. A une philosophie humaniste, succéda un « gardiennage » des patients. Bien que, dès 1830, furent dénoncées les atteintes à la dignité humaine qui en découlaient, cette politique ne fit que croître pour atteindre son apogée en 1955, où l'on recensait 550 000 patients hospitalisés. La psychiatrie américaine, jusqu'alors protégée par un net isolationnisme, prit alors un grand virage. La deuxième guerre mondiale permit des échanges et des choix convergents de chaque côté de l'Atlantique. Les syndromes propres aux « fractures » sociales et au stress des combats stimulèrent les recherches diagnostiques et la création de nouvelles orientations thérapeutiques (7). L'expérience des psychiatres américains donna un nouveau sens à leur mission. Une fois revenus en Amérique, ces mêmes psychiatres prirent, dans le domaine médical, davantage conscience des afflictions mentales et crurent, de façon trop optimiste, être en mesure de les éradiquer. Des efforts furent alors entrepris (qui durent encore) pour rapprocher la neurologie, la médecine générale et la psychiatrie. D'autre part, l'exode des spécialistes européens vers l'Amérique après la guerre apporta de nouvelles richesses scientifiques. Venues du berceau de la psychanalyse, leurs théories permirent d'établir des bases, jusqu'alors inexistantes, sur lesquelles la psychanalyse donna naissance à des écoles systématiquement distinctes, non seulement en raison de leur créativité thérapeutique mais aussi de la souplesse de leurs concepts, condition toute particulière à l'Amérique. Sur ces bases théoriques incomplètes et avec une relative indifférence, voire une méfiance, envers toute notion venue de l'étranger, les thérapies se multiplièrent, notamment en raison des problèmes démographiques. Les Américains ne forment pas une société homogène. Leurs communautés s'entremêlent autant qu'elles s'entrechoquent, créant des conflits pour les individus, leurs familles et leurs communautés, chaque fois uniques et différents. Dans ce contexte, les fondateurs de thérapies novatrices trouvent un champ fertile, là où les nouveaux systèmes séduisent par leurs promesses, et où la stigmatisation des troubles mentaux légers est négligeable. Certes, la Gestalt thérapie, la thérapie cognitive, les approches comportementales, l'hypnose, la thérapie primale, le NLP (Neurolinguistic Programming), l'EMDR (Eye Movement Desensitization and Reprocessing), parmi d'autres, offrent de nombreuses possibilités de choix thérapeutiques. Mais, pouvons-nous dire de même des quelques deux cent cinquante systèmes de thérapie recensés aujourd'hui, et de bien d'autres non catalogués? (9) Comment expliquer cette explosion d'écoles psychothérapiques alors que, durant la même période en Europe, les structures psychiatriques sont restées traditionnelles? (5). Le praticien américain trouve dans cette disparité la certitude de posséder un système supérieur laissant libre cours à la créativité. Tandis que la plupart de ces nouvelles écoles insolites ne s'appuient que sur des bases théoriques floues, elles promettent toutes une guérison rapide qui rendra au patient sa liberté d'expression, renforcera sa personnalité, lui assurera des relations sociales plus faciles, une efficacité au travail et, bien sûr, de nouveaux moyens matériels. Pour ce même praticien, pragmatisme du DSM-IV à l'appui, la psychiatrie américaine permet les diagnostics les plus perfectionnés, les modalités thérapeutiques les plus efficaces, et les modes de recherche les plus sophistiqués pour découvrir les syndromes psychiatriques jusqu'ici non-reconnus ou ignorés. Mais peut-on exporter une idéologie psychiatrique comme une idéologie démocratique? Tocqueville avait décrit, d'une façon toute remarquable (puisqu'il n'avait passé que neuf mois aux Etats-Unis), le caractère américain pris dans un contexte démocratique (6). Ses remarques, qui restent tout à fait valides de nos jours, parlent d'un peuple pour qui la démocratie est la philosophie principale. L'Américain, écrivait-il, apprécie les résultats immédiats, n'hésite pas à des changements personnels (souvent dramatiques) pour satisfaire ses désirs et améliorer sa situation. Quel rapports peut-il y avoir entre la psychiatrie américaine et la contextualité de son caractère culturel? En tant que psychiatre exerçant aux USA et médecin agréé au Consulat Général de France à New York depuis 1980, et grâce à des échanges (très appréciés) avec mes collègues français, j'ai pu au fil du temps relever des différences de pratique psychiatrique entre nos deux pays. Par exemple, je constate que depuis une dizaine d'années, les jeunes Français résidant aux USA s'avèrent notablement plus aptes à entamer une psychothérapie, ce qui peut témoigner aussi bien d'un phénomène de déstigmatisation que d'un processus d'acculturation. Je ne cesse, également, d'être confronté à des différences, non pas dans les principes fondamentaux sous-tendant les psychothérapies, mais dans la façon de les conduire. Hormis des règles de politesse différentes, le patient Français définit la relation médecin/patient de façon plus structurée, mais aussi plus rigide ; de plus, il a des notions souvent sophistiquées du processus psychothérapique (fruit de lectures entreprises pour trouver l'origine de ses difficultés), et il est a priori d'accord avec (ou, même, il s'attend à) un déroulement thérapeutique de longue durée. Parallèlement, la recherche des « insights » sera plus poussée : en trouver plusieurs sur un même sujet le préoccupera et s'avérera plus fructueux que de n'en déceler qu'un seul, mais aura aussi tendance à complexifier les propos et peut-être à inhiber l'action thérapeutique. Le médecin Américain se rendra bien compte qu'avant la première séance, il aura été l'objet de recherches (compagnie d'assurances et internet, à l'appui) et son aura traditionnelle se voit effritée par cette nouvelle identité de « fournisseur de services » (provider). Cette appellation, tout en lui enlevant tout pouvoir d'effet-placebo, le renvoie au rang de « pion interchangeable » auprès des organismes d'assurances. Par contre, il aura un vif intérêt, tant par désir que par nécessité, à connaître les nouveaux concepts diagnostiques et les nouvelles options thérapeutiques. De plus en plus contraint à vivre dans le domaine qui lui est propre, notamment la psychopharmacologie, il sera autant interpellé que stimulé par des découvertes psychobiologiques soi-disant novatrices ou révolutionnaires. Il saura intégrer dans sa pratique des techniques thérapeutiques de pointe pour soigner un nombre de patients toujours plus grand. Face à ces exigences, nombre de praticiens s'orientent vers la superspécialisation psychiatrique. Le patient Américain aura, quant à lui, une attitude plus « cool » envers son médecin, l'appelant quelquefois par son prénom après quelques séances. Amateur de littérature, autodidacte, il aura fait des recherches pour comprendre lui-même ses problèmes, avec un attrait pour les techniques se proposant d'être créatrices, et pour les substances psychotropes dites naturelles. Il recherchera un praticien témoignant d'un enthousiasme thérapeutique et lui demandera une interaction soutenue durant les séances (14). Peu embarrassé par le secret médical, il témoignera d'une ouverture d'esprit pour les traitements pharmacologiques, avec une prédisposition particulière pour les médicaments les plus récents ; et il aura peu de réticence à faire éventuellement participer sa famille à son traitement. Il privilégiera l'activité et l'action comme prescriptions psychologiquement réparatrices. Pour le psychiatre Américain, la psychiatrie française tient une place exceptionnelle dans l'histoire mais aussi une responsabilité particulière dans l'amalgame entre philosophie et psychiatrie, considérations qui sont toutefois supplantées par sa croyance en une psychiatrie confiante dans l'avenir, de façon presque religieuse, son culte des techniques et des technologies nouvelles, son pragmatisme, et la priorité qu'il donne à la recherche. La psychiatrie française et la psychiatrie américaine privilégient l'humanisme et les principes démocratiques. Malgré leurs nombreux échanges historiques, leurs cultures respectives ont engendré des divergences théoriques, mais des modes de pratique précieux. L'avenir sera témoin d'une compréhension mutuelle croissante, privilégiant la richesse et l'estime réciproques, grâce à des échanges « culturels » permanents. G-V. S. Références bibliographiques
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