Progrès de la psychiatrie des urgences

by Gérard V. Sunnen, M.D.
International Association for Emergency Psychiatry
--Bellevue Hospital of New York (U.S.A.)

BACK TO HOME

Le domaine de la psychiatrie subit des métamorphoses complexes et multiples. Son rôle est de plus en plus apprécié en fonction de la diversité de ses applications, de l'étendue de son champ d'activité, et de l'expansion rapide de ses découvertes. En fait, la psychiatrie est une spécialité toute particulière qui évolue tant dans sa trajectoire individuelle que dans un processus d'intégration au sein de chacune des spécialités médicales.

La psychiatrie pouvait autrefois s'isoler dans sa propre autonomie. Maintenant, elle ne peut qu'approfondir l'importance accordée aux facteurs psychologiques dans toutes les manifestations de la pathologie et de la santé. Les intérêts de la psychiatrie trouvent des extensions innovatrices, comme en témoigne son impressionnante diversification qui reflète des nouvelles approches des problèmes humains à tous les niveaux. En parallèle, se dégage un autre domaine de spécialisation psychiatrique: la psychiatrie des urgences.

Il n'y a pas si longtemps dans l'histoire de la psychiatrie, la nature de l'urgence avait des connotations relativement restrictives, à savoir, principalement, le traitement des psychoses aiguës, des dépressions suicidaires, des agitations agressives, ou des états d'intoxication. Ces problèmes cliniques existent toujours, mais des changements fondamentaux sont intervenus dans leurs conceptions et leurs traitements. La nature de l'urgence avait aussi des limites temporelles. Si antan, l'urgence restait un phénomène isolé, délimité par un début et une fin, elle bénéficie maintenant d'une extension dans la temporalité de sa dynamique, à savoir l'inclusion de ses antécédents, de sa résolution ultérieure, de sa prévention et de son suivi.

Historiquement, la division entre urgence psychiatrique et urgence médicale se voulait strictement dualiste, et les cas qui tombaient dans le flou de leurs frontières se trouvaient souvent dans une situation de double rejet. Le delirium tremens, par exemple, était-il une situation médicale ou psychiatrique? Toutefois, ces mêmes cas, conceptuellement problématiques, ainsi que ceux posés par les patients qui, dans l'hôpital général, manifestaient des symptômes psychiatriques à la suite de troubles physiologiques, sont bien ceux qui ont montré le chemin de l'intégration psycho-médicale, fondation de la psychiatrie de liaison. L'urgence psychiatrique peut ainsi être repérée tout aussi bien chez le patient en traitement de dialyse que dans des situations postopératoires, et demandera une compétence spécialisée sachant intégrer pathophysiologie avec psychopathologie, par le chemin d'une optique holistique.

Historiquement, la crise psychiatrique se définissait aussi par son lieu d'occurrence. Pour l'équipe soignante, elle se situait dans un espace hospitalier bien défini: la salle d'urgence. Tautologiquement, espace et crise se complétaient. Dégagées de leur contexte d'origine dans la communauté pour se retrouver dans un milieu tout autre, les manifestations de l'urgence subissent une restructuration environnementale et interpersonnelle. Le malade pouvait êrte soigné uniquement pour ses symptômes dans une perspective tendant à minimiser l'impact des influences multifactorielles jouant dans la genèse de sa crise. Dans ce sens, celle-ci s'élaborait dans le cadre de l'expression symptomatique, et la réponse thérapeutique en découlait directement. Cette optique trouvait sans doute son origine dans une conception purement intrapsychique de l'étiologie des conflits. Aujourd'hui, même si les situations sont objectivement semblables, l'équipe soignante aura pris conscience de l'importance capitale du milieu contextuel des troubles menant à l'urgence. Les approches systémiques, inspirées par la notion de l'interdépendance de toutes les forces influant sur la psyché, tant biologiques que sociales, ouvrent leurs schémas diagnostiques et leurs procédures thérapeutiques aux multiples facteurs familiaux et sociologiques en jeu.

Parallèlement, la notion de l'urgence, là où elle évolue, incorpore non seulement le concept de l'observation et de l'intervention in vivo, mais devient dans les grands centres urbains, malgré une polémique relative à la liberté individuelle, une nécessité humanitaire. Des équipes spécialisées repèrent les individus en détresse qui n'ont plus la capacité de gérer leur bien-être, pour les conduire à suivre un traitement sur place ou pour accepter des soins dans un milieu spécialisé. La connaissance du lieu de l'urgence démontre son importance par l'avantage thérapeutique qui peut parfois en être tiré. Nous retrouvons ce concept de plus en plus concrétisé dans les grandes corporations où il s'avère plus rentable, peut-être plus humanitaire, et moins disruptif à leur fonctionnement, d'associer en permanence les services d'une équipe psychothérapique qui répondra aux problèmes psychiatriques du personnel. En pratique, la variété de présentation de ces «crises d'entreprise» est surprenante: problèmes engendrés par l'alcool ou la drogue; crises familiales; conflits interpersonnels au sein de l'entreprise, avec une attention toute particulière prêtée à la possibilité d'un passage à l'acte violent; phénomènes d'usure et de stress chroniques; idées ou comportements suicidaires; décompensations psychotiques. Suivant la nature et la gravité du tableau clinique, les traitements appropriés peuvent se situer dans le cadre d'une session individuelle, d'une psychothérapie brève, d'une consultation psychopharmacologique ou, dans les cas extrêmes, d'une hospitalisation (de préférence dans une institution privée).

En outre, l'extension des connaissances ayant trait à l'influence bidirectionelle entre soma et psyché a changé le processus d'évaluation du patient présentant des troubles psychiatriques aigus. Le fait qu'un pourcentage significatif de patients psychiatriques présente des signes somatiques plus ou moins évidents, contribuant ou même assumant la responsabilité de leur symptomatologie comportementale, a abouti au concept de triage médico-psychiatrique dans les soins d'urgence. Des protocoles divers sont en voie de développement, préconisant en supplément d'un examen physique compréhensif, une étude de laboratoire exhaustive qui aura pour but l'obtention d'une «clearance medicale». Ces examens du sang, des urines, électrocardiographiques et radiographiques, tenteront de découvrir en un minimum de temps les conditions communément susceptibles d'entraîner des expressions psychiatriques: diabète, hyperthyroïdie ou hypothyroïdie, hypertension, traumatismes crâniens, infections, intoxications diverses, pour n'en citer que quelques-unes. Certains cliniciens recommandent, en tant que tests de routine, des études plus sophitisquées telles celles fournies par le scanner et la résonance magnétique. Il faut toutefois accorder l'état clinique, surtout dans les manifestations d'agitation, voire d'agression ou d'extrême dépression, avec la possibilité d'effectuer ces études. En pratique, certains patients expriment une violence telle que toute étude biologique préliminaire s'avère irréalisable.

La «clearance medicale» une fois obtenue, le patient est transféré dans une unité psychiatrique. S'il bénéficie de cette «clearance», le danger potentiel d'une certaine paresse à poursuivre la recherche de diagnostics médicaux plus ésotériques, puisqu'il se retrouvera dans une unité psychiatrique, demeure. La stigmatisation psychiatrique se maintient jusqu'à ce jour dans son expression subtile dans des milieux divers.

Une revue des développements cliniques et des progrès dans la littérature, indique que des courants importants se sont organisés autour de la définition et de la diversité de l'urgence psychiatrique. La science de l'approche de l'urgence visant les syndromes classiques a beaucoup évolué dans le sens où la panoplie des possibilités diagnostiques prend constamment de l'ampleur, alors que des entités nouvelles sont reconnues et cernées. Il s'est développé, par exemple, une sensibilisation aux symptômes positifs ou négatifs de la schizophrénie qui, eux, détermineront différents programmes thérapeutiques, et une nouvelle connaissance des variétés d'expression des maladies maniaco-dépressives. Certains syndromes n'existaient que très rarement ou n'étaient pas reconnus autant qu'aujourd'hui: par exemple, les attaques de panique, la boulimie/ anorexie, les syndromes de fatigue pathologique, les troubles du sommeil.

Si les présentations psychiatriques des urgences présentaient autrefois des syndromes plus classiques, aujourd'hui elles ont subi des transformations en intégrant des pathologies diverses et divergentes. Ceci impose de nouvelles pressions sur la thérapeutique. Comment soigner au mieux une schizophrénie dans la structure d'un trouble caractériel sévère? Rajoutons l'utilisation de drogues multiples; du SIDA; et du contexte d'une complète anomie sociale. Quelle conduite thérapeutique assumer dans les urgences sous-tendues par des diagnostics doubles, triples, multiples?

La psychiatrie de l'urgence a aussi suivi les évolutions sociales et se penche sur les courants psychosociologiques contemporains. Elle s'intéresse aux problèmes de crise dans certaines couches de la population devenus importants, et pousse à la recherche de connaissances spécialisées, jumelées à des thérapies correspondantes:

  1. Les urgences gérontopsychiatriques. Cette population autrefois négligée et même bannie prendra dans les années à venir une énorme ampleur démographique, et se voit donc maintenant attribuer la recherche et les soins qui lui sont dus. Les observations démontrent qu'elle fait un appel croissant aux services d'urgence psychiatrique. Par la nature du ralentissement général du métabolisme et des altérations europhysiologiques, auxquels se rajoute l'incidence plus importante de problèmes médicaux et sociaux, cette population demande une évaluation plus complète et poussée, ainsi qu'une planification de traitements médicamenteux et psychosociaux spécialisés. Les psychotropes ne sont efficaces que dans un cadre thérapeutique plus restreint; les effets secondaires sont plus prononcés; et les réactions paradoxales aux médicaments se montrent plus fréquentes.
  2. L'abus des substances psycho-actives. Une abondance de statistiques réaffirme l'expérience clinique, en l'occurrence new-yorkaise, selon laquelle l'influence de la drogue dans les milieux de l'urgence est non seulement primordiale, mais en pleine expansion. Comment évolue une schizophrénie classique lorsque le patient tente lui-même de soigner ses symptômes durant des années par l'alcool, l'héroïne ou la cocaïne? Comment rétablir un équilibre de la personnalité lorsque celle-ci s'est émousssée et égarée dans l'asocialité par l'utilisation chronique de nouvelles concoctions psycho-actives?
  3. Les urgences liées aux retrovirus. Si l'incidence des troubles cognitifs durant la phase asymptomatique du SIDA reste controversée, ces derniers revêtent une plus grande importance durant la phase symptomatique, et certaines études montrent l'incidence d'une encéphalopathie virale dans 30 à 40% des cas. Le patient séropositif qui se présente en urgence psychiatrique peut à la fois montrer une réaction émotionnelle au diagnostic, une manifestation neuropsychiatrique (dépression, anxiété, psychose), une réaction métabolique à la suite d'une infection, ou encore une réponse iatrogène issue de la chimiothérapie. Un nombre important de patients qui ne sont ou ne désirent pas prendre conscience de leur état sérologique, élaborent parfois une anxiété pathologique, celle de pouvoir être en état de séropositivité, qui peut se manifester en troubles psychosomatiques graves, et même en psychose, aboutissant à une prise en charge en urgence.
  4. L'urgence dans lafamille; la violence domestique; les troubles pédospsychiatriques; les problèmes de la violence sexuelle. Ces crises se voient de plus en plus souvent en milieu urgentiste en raison de leur reconnaissance comme problèmes dignes d'attention médicopsychiatrique, et du fait qu'une intervention appropriée et temporellement bien placée pourra prévenir des troubles émotionnels ultérieurs.
  5. Les patients chroniques et récidivistes. Cette population majoritairement jeune et sans attaches familiales ou communautaires, sans domicile fixe, grande utilisatrice de drogues, est devenue très demandeuse des services d'urgence, car les soins sont plus disponibles et immédiats. Malgré des échecs importants, des régimes thérapeutiques complexes s'élaborent dans le but d'une réintégration sociale progressive.
  6. La suicidologie. La montée importante du suicide chez certaines populations, notamment les adolescents, les séropositifs et les personnes âgées, demande des critères nouveaux d'évaluation et des modalités d'intervention adaptées. A partir de modèles correspondant à ceux invoqués pour le traitement de la violence, l'équipe soignante attribuera à chacun de ses membres des fonctions complémentaires dans le cadre d'une constante communication interdisciplinaire.
  7. La psychiatrie des catastrophes. Ces derniers temps le monde a pu incorporer l'expérience dramatique de cataclysmes divers, par l'intermédiaire des communications planétaires. Il en résulte que la perception de la dimension psychiatrique de l'urgence cataclysmique (accidents nucléaires, séismes, etc.), s'est renforcée, et qu'une nouvelle discipline progresse avec mission de répondre aux besoins de populations entières en chaos médico-psychiatrique. La psychiatrie des catastrophes est encore un terrain relativement vierge et demande des études approfondies avec le support d'une coopération internationale.

Conjointement à son but de prise en charge rapide, efficace et humanitaire de patients infortunés se trouvant pris dans les engrenages d'une crise, la psychiatrie des urgences pousse à des recherches scientifiques dans des directions qui lui sont particulières:

  1. La psychothérapie urgentiste. Elle tentera non seulement de rétablir une harmonie psychique et une résolution des symptômes aigus dans un temps bref, mais elle préparera aussi le patient à la phase suivante de son traitement. Les nouvelles psychothérapies de l'urgence pourront faire appel à des techniques innovatrices, aptes à être actives, interactives, et à accélérer la formation de l'alliance thérapeutique. Citons aussi l'utilisation des méthodes comportementales, des techniques de relaxation, et de l'hypnose d'urgence..
  2. La psychopharmacologie des urgences psychiatriques. Le médicament idéal qui pourra quasi immédiatement rétablir le patient s'enlisant dans une dépression ou risquant le suicide; l'agent moléculaire qui aura la capacité de neutraliser instantanément une agressivité dangereuse, ou un calmant démuni d'effets secondaires capable de dissoudre une angoisse englobante, appartiennent aux découvertes du siècle prochain. Néanmoins, avec les agents pharmacothérapiques disponibles, et avec l'apport d'une créativité clinique intense, il existe un nombre croissant d'options psychopharmacologiques particulières à l'urgence, certaines faisant appel à des agents multiples qui tenteront de ramener le patient en détresse à un niveau de confort acceptable. Citons, par exemple, l'utilisation conjointe d'un neuroleptique et d'une benzodiazepine dans le traitement d'une schizophrénie délirante.
  3. L'étude des systèmes organisationnels des urgences. La mission primordiale d'un système efficace demande un processus fiable pour permettre l'identification, la logistique de la prise en charge et la planification d'un traitement adapté à l'individu en difficulté psychiatrique. Les systèmes mis en place de par le monde offrent de fascinantes variétés de conception et de mise en place, en fonction de leurs particularités culturelles et démographiques.
  4. Les aspects médicaux-légaux de l'urgence. Comment harmoniser des traitements quelquefois coercitifs avec les droits fondamentaux de l'individu? Si le patient présente des dangers pour autrui, le problème devient délicat. Dans l'état de New York, par exemple, le patient a le choix de signer un document affirmant son consentement à l'hospitalisation. L'hôpital aura alors le droit de le garder 72 heures pour observation. S'il s'avère être dangereux, suicidaire ou trop sévèrement psychotique pour errer dans la communauté, un certificat autorise l'hôpital à le garder jusqu'à quinze jours. Si le patient conteste et exige sa sortie, deux psychiatres devront chacun attester, dans leur rapport respectif, de la nécessité de prolonger l'hospitalisation. Le patient aura le droit, dans chaque situation, de contacter le service médico-légal, en disponibilité permanente, et de comparaître devant un juge d'instruction dans un délai minimal. Le tribunal pourra être situé dans l'hôpital même. Le patient sera représenté par un avocat du service. L'hôpital, par contre, aura pour témoin le psychiatre de l'unité, lui-même représenté par un avocat. Les deux parties s'expliqueront, et ce sera le juge qui règlera les différends en fonction des éléments particuliers du cas. Cette procédure, lorsque le patient pourrait être dangereux, aura l'avantage de décharger l'hôpital de toute responsabilité éventuelle en cas de passage à l'acte, après son retour dans la communauté.
  5. La thanatologie, une des dernières frontières et peut-être le dernier tabou de la médecine et de la psychiatrie. La situation du patient moribond, en possession d'une lucidité partielle, est assurément une expérience remarquable pour son intensité et son caractère unique. Bien que le patient, dans un tel état, puisse préférer la solitude, la plupart du temps, celle-ci n'est due qu'à l'absence d'un personnel capable d'affronter dans un dialogue franc et sensible les questions et les sentiments propres à cette transition. Le processus de la mort est une urgence psychiatrique dans le sens où la psychiatrie doit alors assumer sa fonction la plus humanitaire.

En conclusion, nous constatons que la psychiatrie de l'urgence se précise en tant que spécialité et qu'elle renforce ses liens avec presque tous les autres champs de connaissances psychiatriques, ainsi qu'avec la médecine générale des urgences. Concernée par les problèmes posés par des populations demandeuses de besoins spécifiques, elle étudie des nouvelles modalités d'évaluation et d'intervention. Avec un regard futuriste, la psychiatrie de l'urgence tourne ses antennes vers les nouveaux courants de tendances démographiques susceptibles d'avoir des retombées psychiatriques. Conscients qu'une coopération internationale est nécessaire pour résoudre les problèmes psychiatriques que l'humanité va devoir affronter, des réseaux professionnels se construisent pour établir des échanges constructifs et pour coordonner les efforts thérapeutiques. A cet égard, il convient de mentionner la création de «L'Association Internationale des Urgences Psychiatriques» qui, dans un esprit de collégialité, invite à une participation pluridisciplinaire tous ceux qui peuvent être inspirés par cette nouvelle spécialité psychiatrique.

-- G. S.

Bibliographie

BACK TO HOME




Gérard V. Sunnen M.D.
200 East 33rd St.
New York, NY 10016
212/679-0679 (voice)
212-679-8008 (fax)